L’initiation du Noir.

Par Stéphane

Retraite dans le noir : un récit

Voilà maintenant deux semaines que je suis sorti de la Chambre Noire. J’avais entendu parler de ce type de retraite il y a plusieurs années déjà, et si l’idée me séduisait, j’étais encore trop intimidé, voire terrifié pour y plonger. J’avais lu plusieurs témoignages d’adeptes s’isolant dans le noir pour un séjour de quelques semaines, voire pour 30 à 40 jours. Pour ma part, l’expérience que je viens de vivre consistait à passer trois jours et quatre nuits dans l’obscurité totale, dans un lieu spécifiquement destiné pour l’occasion. Une durée idéale pour une première plongée, le cycle de trois jours m’offrant une structure symbolique propre à plusieurs rites initiatiques.

Si l’expérience a somme toute été assez facile et agréable pour moi, je ne peux pas en dire autant de l’intégration. Le premier jour à la lumière fut chargé de poésie, mais les jours suivants, j’ai eu peine à voir comment arrimer cette aventure à ma vie quotidienne et trouver quels gestes poser pour amorcer cette nouvelle étape. Écrire ce récit fait partie du travail pour « atterrir ». Et continuer lentement à intégrer.

La chambre noire

Cette immersion dans le noir se fait en solo, de façon libre et consentante (il est possible de sortir de la grotte à tout moment). J’étais accompagné par une guide qui s’occupait de m’apporter de la nourriture deux fois par jour, transmis par un habile système de trappe qui empêche toute diffusion de lumière.

L’obscurité favorise une perte de repère spatio-temporelle, nous forçant à ajuster nos comportements — et donc à observer nos conditionnements. Tout nous invite à la pleine conscience, alors que la situation demande une certaine vigilance et impose, en quelque sorte, de passer à un état de présence augmentée. La privation de la vue exacerbe tout les autres sens, mais l’isolement volontaire et la perte de notion du « temps-horloge » épaissit l’expérience bien au-delà de jouer au non-voyant pour quelque temps. En ce sens, il s’agit davantage d’une plongée initiatique que d’un trip sensoriel.

Un peu comme à la retraite Vipassana, j’ai ressenti les effets de la détoxification imposée par la situation. Ici, pas de communication avec le monde extérieur, pas de cellulaire, de réseaux sociaux, de bulletins de nouvelles, mais pas non plus de stimulants ou de « distractions », le contexte nous invitant sans cesse à reporter notre attention vers l’intérieur.

Apprentissages

Dans cette solitude choisie, je ne pouvais me fier qu’à moi-même pour faire face à mes choix, tout en observant mes croyances et mes limitations. Une formidable façon de découvrir qui je suis lorsqu’il n’y a personne qui me regarde.

L’expérience du noir accompagne à merveille le travail sur soi. C’est un endroit pour apprivoiser sa noirceur et devenir bienveillant avec ses propres ombres. « Ce n’est pas en regardant la lumière qu’on devient lumineux, mais en plongeant dans son obscurité », disait Jung. C’est aussi un lieu pour dissoudre l’illusion que la quête spirituelle ne se passe que dans la lumière et « par en haut », nous invitant à porter notre attention vers le bas, dans ce qui stagne, patauge et pue. Apprendre à rester dans le noir, c’est aussi apprivoiser l’idée de sa propre mort.

Le lieu est propice à la contemplation, mais aussi à l’ennui, ce sentiment qui en terrifie plus d’un aujourd’hui, mais qui m’a toujours semblé une porte fabuleuse pour activer l’esprit créatif. Accueillir ce vide fut pour moi l’occasion d’être visité par une quantité d’idées impressionnante, si bien qu’au deuxième jour, j’étais essoufflé d’être en proie à autant d’inspiration.

Entrer en amitié avec l’obscurité

L’expérience confronte notre capacité à rester dans le rien et à y trouver du confort, voire des enseignements. Du vide naissent toutes les potentialités. C’est dans cet espace d’écoute que je me suis placé, explorant les formes et la force du néant.

Tenter de raconter les visions, les apprentissages ou les sensations intangibles que j’ai vécus reviendrait à aplatir l’expérience et à risquer d’en voir s’évaporer le fragile mystère. J’observerai donc une certaine pudeur ici.

Disons seulement que j’ai profité du déclin naturel de la lumière de décembre pour faire concrètement l’expérience de l’hibernation. (la privation de lumière sur le long terme activant la mélatonine dans notre chimie intérieure). J’ai aussi profité de l’occasion pour vivre pleinement un deuil non exprimé qui demandait mon attention. J’ai médité, dansé, prié. Je n’ai rien fait.

J’ai contemplé l’obscurité avec attention, fascination, curiosité. Je m’assoyais parfois, les yeux grands ouverts, et observait le noir comme si je regardais un écran de cinéma. Parfois, il m’est arrivé de voir, à travers la noirceur. Éclats de lumière, halos, formes oblongues. L’enveloppement total du noir prenait parfois des teintes très sensuelles, rarement inquiétantes.

Au troisième jour j’ai compris la dimension alchimique de ce travail. J’ai senti l’invitation à « descendre dans les ténèbres » pour cesser de m’accrocher à mon existence sociale, acceptant de voir se dissoudre une partie de mes attachements à « être quelqu’un ». Vertigineux, mais déterminant.

La retraite dans le noir comme rite initiatique

Il est aisé de voir l’expérience de la retraite dans l’obscurité comme un rite de passage dès qu’on la passe dans le filtre du rituel initiatique, tel qu’observé par divers anthropologues (que je détaille dans mon livre « Marquer le temps »). En effet, celui-ci respecte admirablement bien les trois grandes phases du rituel initiatique : séparation, marge et agrégation.

Séparation : en remettant mes papiers d’identité, mes clés et mon cellulaire à ma guide, je consentais à voir se dissoudre mon identité sociale pour le temps de ma plongée dans le noir. Plus moyen d’entrer en contact avec l’extérieur, l’expérience m’a catapulté hors du monde et hors du temps. En franchissant le seuil de la grotte (seuil— « limen » en latin), j’indiquais clairement à mon inconscient que j’entrais dans cet espace liminaire où je n’existerais plus aux yeux des autres.

Marge : Pendant ces trois jours, je suis donc littéralement devenu invisible aux yeux du monde. Aucun regard de l’autre posé sur ma personne pour définir mon identité, aucun comportement social à avoir pour correspondre à la norme. Cet état « non défini » exacerbait ma marginalité alors que j’ai vu lentement se dissoudre mon identité de genre, mon âge, mon état civil… Cette mort symbolique à soi-même est le propre de tout grand rite initiatique. La traversée du seuil pour revenir dans le monde (espace post-liminaire) revêt alors des allures de renaissance. En acceptant de « mourir avant de mourir », l’initié — car c’est bien son rôle — se prépare à dire oui à la suite de son existence. Il y a donc immanquablement un « avant » et un « après » la grotte. En allumant la petite bougie que ma guide m’a apportée au dernier matin, j’ai mis en lumière cette identité renouvelée, célébrant la naissance de ce nouveau cycle.

Agrégation : Dans le rite initiatique, le retour dans le monde (ou dans sa communauté) passe pas l’étape capitale de l’agrégation qui ne peut se faire que si quelqu’un témoigne de notre passage. Cette transformation demande à être validée par un passeur ou une passeuse. Dans ce cas-ci, c’est la précieuse présence de ma guide qui a rempli cette fonction. Ayant déjà elle-même vécu l’expérience (elle avait déjà « passée », donc) elle m’a attendue à ma sortie pour valider mon chemin, après m’avoir accompagné jusqu’à l’entrée de la grotte le premier jour, et avoir veillé sur moi durant tout mon séjour.

On dit que le rituel est un théâtre pour l’inconscient. Cette dimension initiatique en trois actes fut vraisemblablement à l’oeuvre dans ma psyché durant mon séjour dans le noir, mais ce n’est que dans le retour à la lumière (et au conscient) que j’ai pu regarder l’expérience sous cette forme.

Sortir du trou noir

Dans cette période sombre que nous traversons collectivement, la retraite dans le noir peut être une belle façon de prendre une distance du tourbillon dans lequel nous sommes plongés pour observer le monde et s’observer soi-même avec une vision plus large, plus bienveillante et aussi plus relative. Certains enseignements disent qu’il faut parfois entrer directement dans l’oeil de la tempête pour pouvoir trouver la sortie. Il y a toujours, je crois, une lueur qui émane des trous noirs.

Références

Marquer le temps : https://www.labocrete.com/rituel-marquer-le-temps

Illustration : Richard Pousette-Dart

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